Smiling Patchouli

Publié le par Muriel Prades

 

Je me suis toujours demandé  pourquoi les autorités sanitaires n’exigent pas une notice accompagnant les flacons  de parfum, au même titre que n’importe quel médicament. On ne parle pas assez des effets indésirables du parfum. N’avez-vous jamais été pris d’un haut le cœur à coté d’une femme qui cocotte « Vanille  Suprême » ? D’une migraine alors que vous êtes collé dans une rame de métro à un mâle qui transpire l’Axe pur ? D’éternuements incoercibles lorsque votre collègue de travail se re-pchitte pour la trente-cinquième fois de la journée avec « Désir de Violette » ? D’hallucinations visuelles lorsque vous sentez Dior Homme et que vous pensez avoir Jude Law et non pas Gérard devant le nez ( les Jude Law addict comprendront) ? Il y a bien une notice dans l’Homéoplasmine qui n’est rien d’autre que de la bougie fondue, alors pourquoi pas avec le parfum, produit omniprésent qui s’impose à nos récepteurs olfactifs, contre lequel nous ne disposons d’aucune arme, mis à part un bon rhume (les boules Quies n’étant pas destinées aux narines.) ?

C’est la réflexion qui m’habite lorsque Marie-Géraldine entre dans mon wagon, au centre d’un gigantesque nuage de patchouli, au volume digne d’un champignon atomique. Je  me remémore toutes les fois où j’ai pesté contre mes voisins de voyage qui transportaient de vieux cabots malodorants, ou sortaient de leurs sacs des sandwiches au camembert, et je trouve que Marie-Géraldine, ma nouvelle amie,  bat à plates coutures toutes les nuisances olfactives que j’ai pu subir jusqu’alors. Et nous avons deux heures à passer ensemble.  

Marie-Géraldine est aussi débordante de positivisme  béat que son parfum  est entêtant. « AimeJi » , tel qu’elle se surnomme, fait partie de ces personnes agaçantes dont la vie à servie à scénariser le pays merveilleux de Oui-Oui, car tout ce qui lui arrive est qualifié de top, de cool, de  fun, ou de  dément. Elle semble bénie par les  Dieux de la chance, et toute sa vie est  une succession d’évènements légers et heureux. Donc  Marie-Géraldine déborde  d’un enthousiasme décapant, qu’elle a la magnanimité de pulvériser sur tous ceux qui l’entourent. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, « AimeJi » n’est pas centrée égoïstement sur son bonheur, elle partage généreusement  le ciel bleu sans nuage qu’est sa vie,  comme le prouve  la première heure du trajet qu’elle passe à appeler ses amies Ségo autres  Marie-Séverine, qui lui vomissent dans l’oreille toute la sombritude de leurs petites existences. Et Marie-Gégé  accueille avec un sourire radieux et une hilarité crispante la litanie de ses copines, à tel point que je me demande si elle entend aussi bien que moi le sujet de leurs conversations (comme  elle est magnanime, elle met bien entendu son téléphone sur haut-parleur, puisqu’elle  ne peut pas tenir le téléphone tout en se limant les ongles et en se vaporisant de Patchouli, l’exercice, dans un train est périlleux.). Mais non, Marie-Gégé n’est pas sourde. Elle arbore un  sourire «  lifting  raté » à chaque mauvaise nouvelle, et finit invariablement chaque conversation par un « supeeeer » ou un « géniaaaaaal », que son interlocutrice lui ait annoncé la mort de son père après trois mois d’agonie, ou qu’elle ait juste changé la couleur des rideaux. Puis Marie-Géraldine raccroche et continue guillerette le tour d’horizon de son répertoire.

La bonne humeur constante de ma voisine commence à me plomber le moral. Je suis stupéfaite du paradoxe que représente  cette femme, un mélange d’empathie flagrante (elle appelle presque une dizaine de personnes pour prendre de leurs nouvelles) et de désintérêt frappant, alors que ces mêmes « amis » s’épanchent auprès d’elle.   Comment peut-elle rester aussi enjouée ? Quel est le secret de son allégresse à toute épreuve ? A-t-elle connu tant de bienheureuses expériences qu’elle  a, à jamais, le compteur « moral » bloqué dans le rose ? Le patchouli a-t-il des vertus euphorisantes plus puissantes que n’importe quel gaz hilarant ? Ou est-ce un égoïsme froid qui la rend imperméable à toute la misère ambiante, les nouvelles qu’elle prend des autres ne servant qu’à la rassurer sur ses qualités humaines ? Je n’arrive pas à trouver la solution à cet entrain qui semble inoxydable lorsque la sonnerie de Marie-Géraldine retentit pour la vingtième fois du voyage .

-Ouiiiiiiiiiii

-Maman, c’est moi, je peux te parler là ?

-Ouiiiii ma chérie, que se passe-t-il ?

- C’est Papa, il y a un souci avec Papa.

-Supeerrrrrr ! Et quel souci mon amour ?

-Il est parti maman, il a laissé un mot sur la table de la cuisine.

-Aaaahhh !!! Géniaaal ! Et que dit ce mot mon ange ?

- « Je te quitte.Je te laisse les dernières factures à régler »

Un imperceptible voile passe dans les yeux de ma voisine, mais le sourire résiste.

-Et quelles factures a-t-il laissées ma chérie ?

-Il y en a beaucoup maman. La voiture, les vacances au ski, la cure de mamie à Luchon..

-…

-Maman ?

-Oui ma chérie ? s’étrangle Marie-Géraldine

-Qu’est-ce qu’on va devenir Maman ?

Je ne sais pas si AimeJi a volontairement raccroché à ce moment là, ou si le réseau aléatoire du téléphone lui a sauvé la mise, mais elle est restée perplexe  et silencieuse pendant quelques minutes. J’ai l’impression que le vernis se craquèle, et que Marie-Géraldine va enfin livrer sa vulnérabilité. Malgré sa béatitude horripilante des premiers moments de notre voyage, où je souhaitais presqu’il lui arrive une tuile pour voir sa réaction, je m’apprête à lui remonter le moral.

-Tout va bien ? demandai-je

-Oui c’est supeerrr !

-Je suis un peut-être indiscrète mais j’ai entendu votre conversation…

-Ah oui. Non c’est cool, ne vous tracassez pas. J’étais au courant des déboires financiers de mon mari. Toutes nos factures en retard…Même le chien voyez-vous il l’avait acheté à crédit. Alors, bon débarras !! Le mari et le chien, que je vais rapporter dare-dare au magasin !

Je reste bouche bée devant sa résignation et l’optimisme qu'elle se force à avoir en toute circonstance. L’embryon de compassion qui germait en moi à l’égard de AimeJi disparaît aussi rapidement qu’il était né.

Je quitte une  sémillante Marie-Géraldine  qui sifflote en s’éloignant, laissant derrière elle un sillage de patchouli qui me laisse un drôle de goût dans la bouche. Je me surprends à penser que sa réaction face aux aléas de la vie est peut-être la bonne…

Je me dirige vers une parfumerie afin de m’acheter un flacon de la fameuse essence  pour les jours de  grosse déprime, en me disant qu’à défaut d’avoir des effets scientifiquement prouvés, le parfum a peut-être  des qualités insoupçonnées, et qu’en plus de pouvoir vous coller la migraine ou la nausée, il peut, parfois, vous booster l’humeur. C’est là que j’aperçois AimeJi, planquée dans un recoin sombre,  le téléphone vissé à l’oreille, aussi rouge qu’une pivoine, qui accable son interlocuteur de noms d’oiseaux que je n’avais jamais entendu jusqu’alors. Je tends une oreille indiscrète et comprends assez vite que  celui sur lequel elle déverse toute sa ire contenue pendant le trajet, n’est autre que son fuyard de mari. Toute forme de gaieté a quitté le visage de AimeJi, qui prend un masque crispé cette fois-ci d’une saine colère…

Je dois reconnaître que Marie-Géraldine est bonne comédienne, j’ai presque failli  me faire prendre par sa bonne humeur contagieuse. Je rentre quand même dans la boutique, mais j’abandonne l’idée du patchouli. La mine écarlate de  AimeJi m’a donnée l’idée d’acheter un rouge à lèvre, bien rouge. Car si je fais plus souvent la moue que ma voisine de wagon, au moins lorsque je sourirai, mon incarnat à moi, fera joli…

 

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