des rêves en fumée

Publié le par Muriel P.

Relisant mes derniers posts, je trouve que je délaisse depuis quelques temps mon décor de prédilection, celui qui a fait germer les premières bafouilles que j’envoyais à mes amies pour leur crier tout mon agacement d’être en face d’un Jean-Claude Duss qui me faisait du pied pendant trois cents bornes, ou d’être coincée au beau milieu d’une famille de trois enfants camenberophile.

Le TGV.

Comme je suis (un peu, beaucoup, passionnément, à la folie) aérodromphobe, j’ai l’incroyable chance de pouvoir effectuer des trajets en train de plusieurs heures qui sont de formidables terrains de jeu pour une dingue observatrice comme moi. Si, si je vous assure…

Cloitrée pendant cinq heures face à des gens que l’on ne peut qu’observer, la promiscuité du lieu et sa configuration n’offrant aucune intimité, personne ne me reprochera de le regarder avec un peu trop d’insistance.

Que faire d’autre ?

Je ne me gêne donc pas, et pour faire simple, courant et vulgaire : je matte dans le TGV. Surtout que j’ai la chance d’avoir toujours (j’insiste sur le mot TOUJOURS. Je pense être la cible d’un petit plaisantin au service réservations de la SNCF) la crème de la crème des compagnons de voyage dans mon wagon.

Au moment où j’écris ces lignes, vous aurez donc compris que je suis dans un TGV et que je suis, encore une fois, bien entourée. Pas de quinquagénaire lubrique  qui me sourit avec un regard appuyé sur le panneau « toilettes » (j’oubliais ce détail. Quand vous tombez sur des gens qui vous regardent AUSSI, c’est un peu plus délicat. Le jeu est plus fin, il faut regarder sans croiser le regard de l’autre, au risque de suggérer la réciprocité. Et de se voir suivre aux toilettes par le fameux quinqua-je vous assure ça m’est arrivé - ou carrément sur le quai, et à Montparnasse, ma gare d’arrivée, les quais sont longs jusqu’au taxi qui vous sauve du taré qui vous court après avec son numéro de téléphone griffonné sur une serviette Bar iDzinc).

Pas de Forrest Gump de la drague cette fois ci donc, pas d’ado qui bouffe des chips à l’oignon arrosées de bruyantes gorgées de soda, pas de vieille botoxée qui roule des pelles à son bichon frisé à dix centimètres de mon oreille, pas d’enfant hyperactif qui aurait confondu sa Ritaline avec les amphét’ de papa. Pas de prédicateur qui harangue le wagon, ravi de trouver un public acquis pendant quelques heures (chacun trouve son compte à être enfermé dans un train).

Rien de tout cela.

Juste une odeur. Un uppercut émotionnel.

 Une madeleine à moi.

Une autre.

(Je sais que certains vont me trouver un tantinet nostalgique. Je leur répondrai que, des madeleines, j’en ai des pleins paquets.)

Celle du feu de cheminée.

Mon voisin sent le feu de cheminée. L’odeur m’agrippe à l’instant même où je pénètre dans le wagon. Tenace, entêtante.

Presque dérangeante les premières minutes, elle m’enveloppe comme une brume. Je cligne des yeux, une fois.

Puis deux.

Je marche soudain dans un champ gelé, mes chevilles absorbent difficilement les irrégularités d’un sol trop dur. La brume du matin dessine des personnages énigmatiques quelques centimètres au dessus d’un horizon devenu palpable. Ils semblent danser dans le silence poudré d’une timide aurore, qui ose le rose d’un rayon à travers la ouate du matin. L’hiver cristallise d’un blanc délicat quelques rares touffes d’herbe, et étouffe l’aboiement d’un chien. Les silhouettes encrées d’arbres agacés par les tailles, se dessinent sur le brouillard. Timides ombres chinoises.

Nul autre bruit que celui du chien qui pleure et celui de mes pas.

Et cette odeur.

Celle de la fumée qui s’échappe de l’ombre des cheminées. Cette odeur âcre et réconfortante, symbole à la fois de l’âtre maternel et de la fougue virile. Cette odeur qui vous imprègne et vous suit. Tenace ou discrète rémanence de la chaleur d’une maison, de la rusticité et de l’authenticité d’un instant.

Cette odeur qui vous rappelle peut-être vos Noël en famille, la maison de votre grand-mère, des parties de chasse, des marrons qui éclatent, une table chaleureuse, des verres qui s’entrechoquent, un chat qui dort en boule, un sapin qui clignote, un vieux pull en jacquard, de la cendre qui s’envole, le bruit du vent qui souffle dans le conduit…

Moi, elle me propulse au milieu d’un champ gelé, un matin d’hiver. J’ai un panier à la main, dans lequel ballote une pomme, maigre provision pour mon expédition. J’ai sept ans, deux dents en moins, et cinq de mes cousins qui me suivent.

Les chevilles aussi élastiques, les bouches aussi aérées.

Nous avons les cœurs gonflés de mille rêves, du courage d’affronter le froid et l’inconnu, et de la fierté d’avoir bravé les interdits. Ceux dictés par nos parents. Ceux qui nous empêchaient d’aller au-delà des limites du jardin.

Nous affrontons donc nos peurs, celle de nous perdre, celle de se faire gronder, celle du chien qui aboie, du chasseur, de l’orée du bois qui se dessine, de toutes ces horribles créatures que nous allons rencontrer, celle du loup qui rôde, de la punition aussi…

Malgré celles-ci, malgré le froid qui nous incruste son douloureux baiser, malgré nos chevilles qui dansent et nos estomacs qui pleurent les Chocapics que l’on ne mangera pas ce matin, nous avons nos rêves, noués au fond des tripes, qui nous font avancer, entêtés gamins à l’opiniâtreté insolente.

Je touche presque leur force qui nous faisait voler, nous faisait imaginer un monde plus beau que celui que nous avions. Qui nous a fait grandir aussi.

Et leur incroyable puissance créatrice et fédératrice.

Je souris de nous voir, mignonnes silhouettes touchantes de naïveté et de ferveur. Touchantes de détermination.

Je ne vous dirai pas vers quel paradis nous nous dirigions, ni même si nous l’avons atteint. Je ne vous dirai pas non plus si nous nous sommes faits gronder, vous le devinez déjà.

Je vous dirai juste que cette odeur, que mon voisin dégage depuis près d’une heure, m’a rappelé que l’on peut avoir des rêves, qu’ils soient idiots ou inaccessibles, qu’ils nous confrontent à nos pires peurs, qu’ils nous fassent traverser des déserts gelés, qu’ils nous fassent trébucher, qu’ils nous tordent le ventre de faim, qu’ils nous rendent vulnérables ou ridicules, qu’ils cassent la gueule aux diktats et aux interdits , qu’ils soient à contrecourant du bien pensant, et impossibles à défendre, ils sont le moteur qui gonfle nos cœurs d’un souffle chaud, ils sont le sourire qui élargit nos bouches (même sans dent), et nous rend beaux, ils sont le rouge à nos joues blafardes de ne plus espérer.

 

Je ne sais pas si je rêve, ni depuis combien de temps. Je sais juste que mon voisin d’en face me regarde avec un drôle d’air au moment où je sors de ma brume et que nous arrivons à quai. Il semble gêné de croiser mon regard et (pour une fois dans un TGV) moi aussi.

Presque ivre, je prends une dernière bouffée pour la route, et je m’éloigne en remerciant, une fois n’est pas coutume, la SNCF pour ses shoots olfactifs.

Je ne sais pas quelle drogue c’était, je vous conseille d’essayer.

Personnellement, je risque de devenir accro…

 

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