Règlement de compte à OK Corail

Publié le par Muriel Prades

 

Avez-vous déjà voyagé dans un train Corail ? Enfin la descendance du Corail, tout le monde se souvient de ce nom, et ne retient pas le nouveau. Mais ce n’est qu’une question d’appellation, car  ces trains conservent, malgré la modernisation de leur nom, une savoureuse touche rétro. Ils  n’ont pas changé les wagons. Juste l’étiquette. Prenez un néo-Corail et vous êtes propulsés en 1988, dans une ambiance pastel-fluo. Vous avez envie de chanter « Ca c’est Palace » pendant tout le trajet, et vos doigts frémissent à l’idée de se divertir en faisant des scoubidous.

Non content de vous faire voyager dans le temps, le néo-Corail est aussi une véritable attraction waltdisnesque. Si vous n’avez pas d’autre choix que de prendre la ligne qui traverse la France du nord au sud, vous savez, celle qui s’arrête dans toutes les bourgades du centre du pays, dont on ignore même si elles ont déjà l’électricité, et bien, si vous prenez cette ligne, croyez-moi, vous êtes plus près d’un tour de Space Moutain que d’un voyage en train. L’expérience est divertissante. Et renversante parfois. A la fin, on s’attend même à croiser Dumbo qui vous distribue du  pop-corn sur le quai de la gare avec des confettis et des serpentins.

Je pense aux serpentins, d’ailleurs, lorsque je monte dans ce néo-Corail, et que je vois le rose d’un rouleau de papier toilette, qui s’est délicatement  déroulé sur la plate-forme qui sépare les wagons, aidé par le roulis du train. L’accueil est toujours soigné.

Je sens, d’instinct, que mon voyage va être, encore une fois, mémorable. Je ne me trompe pas.

Je découvre mes compagnons d’aventure à la table « quattro », la table d’hôte façon SNCF. Je fais la connaissance de Justin Bieber, du moins son sosie narcoleptique, qui teste un nouveau mode d’écoute musical, ses écouteurs délicatement posés sur son front comme une couronne de lauriers, et la sœur jumelle d’Elisabeth II, version terroir parfumée aux pastilles Vichy, occupée sur un napperon qu’elle garnit de point de croix. J’ai hâte de voir le résultat après deux heures de train. Ma voisine va peut-être créer un nouveau genre, le napperon graffiti.

La quatrième place est vide, et je trépigne de découvrir le dernier invité à la table d’hôte.

Il ne tarde pas à arriver.

Jean-Eudes.

Il entre conquérant  dans le wagon avec la discrétion d’un avion qui passerait le mur du son, la démarche chevaleresque, le port altier et la mèche gominée. On cherche tous des yeux son cheval sur le quai. On comprend vite que Jean-Eudes est partout chez lui, et lorsqu’il réserve un billet de train, c’est comme s’il réservait le train entier. Jean-Eudes a des gênes de suzerain. Spontanément il règne, partout où il va. Ca se sent.

Il se plante devant nous avec un rictus dégoûté et entreprend de s’assoir à côté de Justin, qu’il bouscule sans sommation, le tirant pendant quelques secondes de son sommeil et  entraine au passage le napperon d’Elisabeth, qui se retrouve interdite l’aiguille vide.  Il s’affale satisfait sur son fauteuil et balance ses trois téléphones sur la table. L’un d'eux renverse le Fanta de Justin qui ne  sourcille pas. Jean-Eudes non plus.

Pendant l’heure qui suit nous assistons à un concert de sonneries de téléphones toutes aussi ridicules les unes que les autres. Jean-Eudes est un homme d’affaires très occupé et très véhément, et les cinquante personnes du wagon qui sont à deux doigts de sauter par les fenêtres tellement il hurle dans son téléphone, ne semblent pas l’interpeller. Car ce que fait Jean-Eudes est forcément plus important que la quiétude du voyageur lambda.  La vie de cet homme vaut toutes les misérables existences qui ont la chance de le côtoyer le temps d’un trajet en train.  C’est ce qu’il doit penser lorsqu’il termine son énième conversation, et qu’il croise le regard  d’Elisabeth, son aiguille en l’air, toujours vide, et le mien. Il pense que nous buvons ses paroles comme celles d’un prophète. Son visage s’éclaire d’un sourire carnassier. Il a un public.

-J’ai une vie tellement passionnante, je ne peux pas me reposer une seconde, nous lâche-t-il en donnant un coup de coude à Justin, pour le tirer de son sommeil.

Il ne nous laisse même pas le temps de le questionner sur le contenu trépidant de sa royale existence et enchaîne :

-Je suis investi de la mission de sauver du misérabilisme dans lequel se complait ma profession. Par ce que je suis un visionnaire, voyez-vous.

-Et vous faites quoi ? osai-je

- Je rachète des pharmacies. De minables échoppes vouées à vivoter, je les transforme en outil rentable, productif. Je sors tous mes confrères du caniveau où ils s’embourbent pour de niais prétextes humanistes. La sérénade de la proximité avec leurs patients, des rapports humains, tout ça c’est du « blabla ». Ils ont une  vision tellement  rétrograde et édulcorée de notre métier. Heureusement qu’il y a des gens comme moi pour leur montrer où est la voie. Celle d’un avenir où l’on crée des richesses, où l’on fait fructifier son outil de travail. Où on respecte cet outil plutôt que de le dévaloriser avec des bons sentiments. Il faut moderniser nos vieilles échoppes, robotiser pour accélérer la distribution, s’affranchir des étapes « manuelles » qui font perdre du temps et sont sources d’erreurs.

Justin est maintenant parfaitement réveillé mais reste muet. Elisabeth a toujours son aiguille dressée vers le ciel, je crains qu’elle n’ait un geste héroïque. Je suis bouche bée d’incrédulité. Jean-Eudes grisé par sa mégalomanie prend notre silence attentif pour de l’approbation.  Il continue galvanisé :

-Voyez-vous, heureusement qu’il y a des gens comme moi pour éclairer la masse aveugle. J’ai plus de trente pharmacies aujourd’hui. Trente sauvées de la misère.

-Parce que vous avez trouvé trente associés qui pensent comme vous ? demandai-je

Jean-Eudes manque de s’étouffer avec sa fierté.

-Des associés ? Non…Je ne m’associe pas avec ceux que je rachète. Ils s’en remettent à ma vision des choses. Et ils ont raison de me faire confiance. Je suis une bénédiction pour eux. Comme un chevalier qui les sauverait de la perdition.

-Un héros moderne en sorte, répondis-je

-Vous êtes clairvoyante, Mademoiselle.

-Et les patients, les gens, enfin ceux qui…

-C’est la même chose pour eux. Vous croyez qu’ils  vont à la pharmacie pour faire une séance de psy ? me coupe-t-il. Ils gagneront du temps.

Nous avons presque oublié que nous sommes dans un néo-Corail tellement les secousses infligées par notre voisin sont plus fortes que celles du train lui-même. Jean-Eudes rayonne d’avoir prêché la bonne parole et de nous avoir éclairés, nous pauvres ignorants. Nous arrivons  à l’arrêt  de notre héros, qui s’extirpe de son trône SNCF en marchant sur le napperon de ma voisine.

-Je vous prie de m’excuser, Madame, j’ai écrasé votre mouchoir.

Il nous salue en relevant  un sourcil démoniaque, et s’en va. Je regrette qu’il nous ait pas bénis de sa main en partant.

Justin Bieber émet alors un gloussement, en nous montrant le quai à travers la fenêtre. Il produit enfin un son :

-Regardez Zorro ce qu’il traîne !

Jean-Eudes qui s’éloigne sur le quai, magistral, traîne une dizaine de mètres de papier toilette rose, qui, accrochés à sa  noble chaussure,  font comme un étendard derrière lui. A la manière d’un chevalier.

Justin réfléchit  puis nous demande, malicieux si c’est cela la loi de l’attraction universelle.

On est toujours sérieux quand on a dix-sept ans.

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D
<br /> jean eudes ne sait pas que les patients viennent aussi en pharmacie, pour leur seance de psy!!<br /> <br /> <br /> merci c'est excellent.<br />
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C
<br /> Encore de bons éclats de rire... Quel plaisir de lire tes aventures ! <br /> <br /> <br /> Tu aurais pu me réconcilier avec les lundis !<br /> <br /> <br /> marilou<br />
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